Le général Lecointre
s’interroge sur la necessité de « reconstruire une armée de
guerre »
par Laurent
Lagneau · 20 janvier 2020 (OPEX 360)
Le compte rendu de
l’audition du général François Lecointre, le chef d’état-major
des armées [CEMA], par les députés de la commission des Affaires
étrangères, en novembre, a failli passer inaperçu… Et cela
aurait été bien dommage, tant son contenu est intéressant à plus
d’un titre.
Ainsi, avant de
répondre aux questions des députés, le général Lecointre a
décrit l’état et l’évolution des menaces. Et il n’a pas
pratiqué la langue de bois. « Je me dois de vous sensibiliser
au retour du fait guerrier », a-t-il lancé. « C’est la
« conséquence de la dégradation de l’environnement
international et de l’ensauvagement du monde, qui s’expliquent
eux-mêmes par plusieurs facteurs d’instabilité », a-t-il
ajouté.
Et de citer les
« tensions ethniques, religieuses et économiques, et
l’accroissement des déséquilibres démographiques, climatiques et
d’accès aux ressources » ainsi que « l’action de
puissances anciennes ou décomplexées qui remettent en cause le
droit international et le multilatéralisme, si bien que les
relations internationales tendent à se militariser. »
En outre, pour compléter
ce tableau, il faut aussi citer l’apparition de « nouveaux
champs de conflictualité, dont le cyberspace et l’espace
exo-atmosphérique, avec des souverainetés ébranlées par
l’apparition d’acteurs privés « parfois plus puissants que
certains États », à l’image des « GAFAM »
[Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr]. Et cela, dans un
contexte marqué par une évolution à un « rythme
exponentiel » des technologies, ce qui, pour le CEMA, bouscule
« nos référentiels intellectuels et de valeurs ».
Qui plus est, ces
technologies sont de plus en plus « nivelantes ». Et, à
ce propos, le général Lecointre a pris l’exemple de l’attaque
du secteur pétrolier saoudien, en septembre 2019.
« Il est extrêmement
inquiétant de constater que l’attaque d’installations de la
compagnie pétrolière Aramco en Arabie saoudite a possiblement été
exécutée avec des drones assemblés à partir de pièces qui
peuvent être achetées sur internet – drones qui ont mené une
attaque sur plusieurs centaines de kilomètres, avec une précision
impressionnante. Le fait que ces technologies soient de plus en plus
fréquemment utilisées nous conduit à revoir nos moyens de défense
et de protection », a en effet expliqué le CEMA.
Quoi qu’il en soit, les
armées françaises font face – où auront à faire face – à
quatre types de conflit.
Le premier,
qualifié d’assymétrique « parce qu’un ennemi aux valeurs
radicalement différentes des nôtres contourne nos modèles de
puissances en s’affranchissant de nos normes et de nos contraintes
de droit », concerne le terrorisme.
Le second
type de conflit concerne l’affaiblissement, voire à l’effondrement
des États, ce qui provoque des crises à la fois de plus en plus
fréquentes et graves.
Puis le général
Lecointre a cité les « affrontements dissymétriques »,
qui sont le fait de « puissances émergentes de plus en plus
désinhibées, comme l’Iran par exemple. »
« Les moyens
militaires dont disposent ces États en font des puissances face
auxquelles nous devrions, s’il fallait les affronter, déployer des
moyens militaires extrêmement importants. Par ailleurs, ils savent
parfaitement jouer de la conflictualité dans des zones grises dans
lesquelles il est difficile de les contrer », a souligné le
CEMA.
La politique du fait
accompli, que pratiquent ces puissances, appartient à ce type de
conflit. Là, le général Lecointre a cité la Russie [une
« spécialiste » en la matière, a-t-il dit] et la
Turquie qui, avec « la contestation de plus en plus brutale de
la zone économique exclusive de Chypre, et l’invasion du Nord-Est
syrien », conteste « supériorité occidentale que nous
considérions comme acquise. » Il aussi évoqué la Chine à un
autre moment de son audition.
Enfin, le dernier type
de conflit à ne pas écarter est celui d’une « guerre
classique, qui peut faire s’affronter bloc à bloc des puissances
qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs
richesses », a dit le général Lecointre. Et, a-t-il
poursuivi, « à la fin de la Guerre Froide, , alors que l’on
se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix,
on a pensé que cette perspective était définitivement écartée ».
Or, a-t-il fait valoir, « elle ne peut pas l’être. »
Qui plus est, et c’est
sans doute le plus inquiétant, les conflits deviennent non seulement
plus « complexes » mais les crises se multiplient. Et ça
« n’ira pas en s’apaisant », a pronostiqué le
général Lecointre.
Seulement, en voulant
encaisser les « dividendes de la paix », on « a
déconstruit un outil militaire pensé pour un affrontement classique
de grande intensité » et « on en a fait un outil de
gestion de crise… qui n’est qu’un outil de gestion de crise »,
a souligné le CEMA. Or, a-t-il continué, « les types de
conflits qui se présentent à nous nous font nous interroger sur la
nécessité de reconstruire une armée de guerre. »
Les hausses de crédits
prévues par la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25 sont
nécessaires mais encore insuffisantes car elles « n’autorisent
pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un
conflit classique de grande intensité, ni même à certaines
situations dégradées », a estimé le général Lecointre.
Aussi, l’effort devra-t-il être poursuivi après 2025, a-t-il
prévenu.
En effet, même avec la
LPM 2019-25, l’armée française « demeurera, en volume, une
armée de gestion de crise, pas une armée de temps de guerre, non
plus sans doute qu’une armée capable de faire face à ces crises
complexes, simultanées, de types différents et qui se
multiplient », a expliqué le général Lecointre. Et la
question de la « masse » et du « nombre »
finira par se poser, a-t-il dit, en prenant l’exemple de la Marine
nationale.
« Nous sommes déjà
à la limite de nos capacités d’action maritime avec les frégates
de premier rang. Je suis dans l’obligation d’en engager une en
permanence dans le Golfe arabo-persique, une autre dans le canal de
Syrie […], une autre pour […] la liberté de circulation dans les
espaces maritimes […] en mer de Chine du Sud, une encore pour
protéger nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de
l’espionnage des Russes lorsqu’ils quittent Brest et enfin, j’ai
besoin de frégates de premier rang pour surveiller le bastion russe
et les mouvements des sous-marins qui partent de la presqu’île de
Kola pour s’engager dans l’Atlantique Nord », a détaillé
le CEMA.
Bref, a-t-il conclu, « je
n’ai déjà pas assez de frégates de premier rang pour faire face
à toutes ces sollicitations – et ce alors qu’aucun de vous ne
considère que nous sommes en guerre »…
Cela étant, pour le
général Lecointre, cette question de la « masse » ne
pourra être réglée que de deux matières : « soit
nous devrons prendre en considération la nécessité d’augmenter
ces capacités militaires en nombre, soit nous aurons l’obligation,
et j’espère que nous y parviendrons, de mettre les moyens
militaires des États membres de l’Union européenne en commun pour
des actions qui concernent la sécurité et la prospérité de
l’Europe entière. »
Lors de ses voeux aux
Armées, la semaine passée, le président Macron a évoqué un
« monde chaque jour plus dangereux, instable », avec une
« menace qui augmente. »
« Il ne s’agit
pas d’un discours pessimiste ni de mots mal pesés, mais d’un
constat lucide encore confirmé. Il nous faut nous adapter, nous
renforcer. La sécurité de la Nation, son avenir sont bel et bien en
jeu », a-t-il prévenu, avant d’assurer que « et
l’objectif reste et restera de porter l’effort de défense à 2 %
du produit intérieur brut en 2025. »