C'est toujours un moment précieux de pouvoir faire le point avec le chef d'état-major des armées, le général François Lecointre (photo AFP), à l'invitation de l'Association des journalistes de défense (AJD).
Pendant une heure et quart, ce mercredi matin,, le CEMA a pu balayer l'actualité opérationnelle des armées françaises avec un minimum de langue de bois et parfois, des doutes légitimes. Sahel, Levant, Etat islamique, dépendance américaine, rapprochement avec la Russie, le général Lecointre rappelle " dans un monde violent, le besoin pour la France d'armées puissantes, modernes et respectueuses de l'éthique ".
Stratégie au Sahel
" Nous concentrons et accentuons nos efforts sur la zone des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso) avec des renforts complémentaires. Dans les prochains jours, je vais présenter au président de la République un plan qui permette la permanence de nos forces sur le terrain. Aujourd'hui, nos moyens de manœuvre, avec l'accompagnement nécessaire, ne sont pas suffisants pour être déployés 24 h sur 24 et 7 jours sur 7. Les bataillons malien, nigérien et burkinabé de la force conjointe G5 Sahel vont agir, avec Barkhane, sans se limiter à la zone de 50 km.
Nous demandons également aux Européens de s'engager, notamment à travers la force d'accompagnement au combat (la Task Force Takuba sous commandement de Barkhane comprendra des forces spéciales françaises et des personnels du Commandement des opérations spéciales mais ne signifie pas la fin de la TF Sabre), avec une capacité initiale cet été, qui sera pleinement opérationnelle à l'automne. L'objectif est d'obtenir une bascule. C'est une guerre très complexe avec la disparition des Etats dans des zones entières, qui nécessite de s'inscrire dans la durée. Il n'y aura pas de bataille définitive. A la fin de l'année, on ne défilera pas sur les Champs-Elysées (sourire).
Nous n'avons qu'une partie de la solution et espérons le redéploiement des services d'Etat, la reconstruction d'appareils de sécurité et des actions de développement. Dans cette zone " crisogène ", la France ne peut pas tout faire. Et ce n'est pas avec 4 000 hommes que nous allons régler une situation complexe sur une zone aussi vaste.
Je trouve l'Europe un peu longue à se mettre en branle. J'ai envoyé une lettre il y a sept mois à l'Union européenne pour demander une plus grande " opérationnalisation " - on ne parle même pas d'engagement - des EUTM (formation) mais aussi de suivi de la préparation opérationnelle, des flux RH. Tout cela est long et il faudrait agir très vite. "
Cloisonner l'Etat islamique
" Nous continuons de préserver le cloisonnement entre les théâtres, le Levant, l'Afrique de l'est, l'Afrique de l'ouest. Daech se réorganise, surtout grâce à des moyens de propagande et nous devons éviter la transmission des savoir-faire. Les IED (engins explosifs improvisés) sont apparus en Afghanistan il y a dix ans, on en rencontre désormais tous les jours au Sahel. "
Le sentiment anti-français au Sahel
" Barkhane est confrontée à cette guerre des perceptions. Nous sommes très attentifs à ne pas apparaître comme un des belligérants et à ne pas prendre partie entre les factions politiques. Ce " French Bashing " permet à chacun de s'exonérer de ses propres responsabilités. Nous faisons notre part de travail, pour maintenir la violence à son plus bas niveau mais une fois encore, nous n'avons pas toute la solution. Les présidents (Mali, Niger, Burkina Faso) ont rappelé, au sommet de Pau, leur besoin de France. Il faut mettre fin au " French Bashing ". Soit la France continue d'assumer ses responsabilités, avec des risques opérationnels et au prix des morts et des blessés de ses soldats, soit nous partons. Et je laisse à chacun le soin d'imaginer tous les scénarios catastrophes. Les donneurs de conseil ne sont responsables de rien. Le fait que les choses n'aient pas dégénéré est déjà un succès. "
La dépendance américaine
" Au Sahel, les Etats-Unis nous apportent une partie importante des moyens de renseignement, notamment une capacité ROEM (renseignement d'origine électro-magnétique) que nous aurons en fin d'année. Nous avons des besoins en matière de ravitaillement en vol, de transport stratégique. En Afrique, nous cherchons à éviter que les Américains partent. Ce serait contre-productif. "
Mission maritime européenne dans le Golfe persique
" La France a eu raison de prétendre à une solution maritime complémentaire des Américains, avec la participation de bâtiments danois, néerlandais. La France est en situation extrêmement favorable. Nous sommes l'allié des Etats-Unis mais on sait marquer une différence. Nous ne sommes pas purement alignés. Nous sommes le seul pays européen à le faire et c'est plutôt réussi. "
La poursuite de l'opération Chammal
" Nous poursuivons l'action de formation auprès de l'armée irakienne (la Task Force Monsabert), les missions aériennes depuis la base H5. Nous sommes désireux de maintenir la coalition car la neutralisation définitive de Daech n'est pas atteinte, en particulier dans la région d'Anbar et de Kirkourk-Mossoul. "
L'élimination du général iranien Soleimani
" Le général Soleimani était un agitateur et un élément déstabilisateur très efficace des Iraniens. Mais ce n'était pas une très bonne idée de le tuer sur le territoire irakien. Notre volonté, c'est de consolider l'Irak. "
Rapprochement avec la Russie
" Des ouvertures ont été entamées à tous les niveaux. Nous commençons à envisager au niveau prospectif des préparations opérationnelles, notamment par l'intermédiaire de la DRM (Direction du renseignement militaire) et du sous-chef opérations. Une ligne directe entre les deux états-majors a été ouverte. J'ai moi-même eu un contact avec le général Guérassimov. J'ai demandé que le cas de la République centrafricaine soit un laboratoire de la mise à l'épreuve de la bonne volonté de la Russie pour le règlement de crise. A ce stade, ça reste difficilement perceptible. Au Levant, se pose la question d'éviter des confrontations inutiles et d'unir nos forces. "