INTERVIEW EXCLUSIVE - Le général d’armée Benoît Puga a participé à presque toutes les interventions de l’armée française au cours des quarante dernières années. Sa connaissance des opérations contemporaines, françaises et étrangères est à la fois tactique, stratégique et politique ; elle comprend le point de vue des combattants qui les exécutent, celui des états-majors où elles sont planifiées et dirigées, et enfin celui des centres de pouvoir politique, où elles sont décidées.
Chef de section de combat au 2e régiment étranger de parachutistes à Kolwezi en 1978, il est commandant de compagnie quand celui-ci est déployé au Liban en 1982, et chef de corps quand il intervient en Centrafrique et au Congo-Brazzaville en 1997. Pendant la crise des Balkans, le général Puga est conseiller militaire de l’envoyé spécial de l’Union européenne, le Suédois Carl Bildt. Chef du Commandement des opérations spéciales (COS), puis du Renseignement militaire, il occupe ensuite la fonction de chef d’état-major particulier sous deux présidents de la République, Nicolas Sarkozy et François Hollande, pendant une période où les forces françaises sont engagées à un rythme inédit dans des opérations complexes et souvent multinationales, en Afghanistan et en Libye, puis au Mali et au Levant. Aujourd’hui grand chancelier de la Légion d’honneur, le général Puga est l’un des officiers français en activité possédant l’une des plus vastes et des plus complètes expériences opérationnelles.
LE FIGARO.- Une opération spéciale, au sens où elle produit des effets stratégiques, est une action militaire menée sur ordre du plus haut pouvoir politique. Comment les deux s’articulent-ils ?
Général d’armée Benoît PUGA.- L’axiome de ce type d’opération est qu’une décision ne peut être prise sans en référer au niveau supérieur que lorsque celui qui la prend est capable d’assumer l’entière responsabilité de ses conséquences.
Par exemple, le débarquement en Normandie en 1944 est une décision prise au niveau stratégique, c’est-à-dire politique. En revanche, le choix de la plage revient au commandement militaire, qui est capable d’assumer les conséquences de son action. Une décision qui engagerait l’opération tout entière est en revanche du ressort supérieur.
Dans les libérations d’otages, on comprend très bien que la décision est d’abord prise au niveau stratégique, c’est-à-dire par l’autorité politique. En France, c’est le président de la République, qui assume les conséquences de l’action qu’il décide d’accomplir. Ensuite, une fois l’objectif défini par le pouvoir politique, les modalités d’exécution sont du ressort des militaires. Elles ne remontent au niveau politique que dans la mesure où le choix peut avoir des conséquences sur le résultat.
À Kolwezi en 1978, le président Valéry Giscard d’Estaing décide d’agir parce que la sécurité de citoyens français est menacée, ce qui lui donne le droit d’intervenir, et parce que le Zaïre le demande. En ce qui concerne la mise en œuvre, il s’appuie sur deux hommes de confiance, le chef d’état-major particulier, le général Vanbremeersch, et le chef d’état-major des armées, le général Méry.
Tous deux connaissaient personnellement le colonel Erulin, le chef de corps du 2e régiment étranger de parachutistes, stagiaire à l’École de guerre où ils étaient instructeurs, ainsi que le colonel Gras, le chef de la mission d’assistance militaire auprès de l’armée zaïroise. Ils avaient des relations de confiance. Et dans ce type d’opération, les décisions se prennent d’autant mieux quand vous pouvez vous fier à l’appréciation de la situation par les uns et les autres. Quand vous commandez, vous êtes d’autant plus à l’aise que vous connaissez vos subordonnés et que vous avez confiance dans ceux qui vont mettre en œuvre l’action que vous avez définie et décidée.
Cette confiance entre les différents échelons du commandement est donc un facteur clef ?
Oui, la confiance, et des boucles de décision relativement courtes. Il est nécessaire que le processus de décision permette à toutes les parties prenantes d’être bien informées et qu’elles puissent donner leur avis. Il est enfin indispensable que le commandant de l’opération et l’autorité qui prend la décision ultime - en France c’est le président de la République - disposent de toute la vérité. On l’oublie parfois mais il est essentiel d’avoir la vérité sur tout, y compris sur ce qui ne va pas. Il faut savoir si tel ou tel moyen manque, si l’on n’est pas capable d’accomplir telle ou telle action, ou si tel élément ne fonctionne pas. Si l’on omet ou si l’on cache quoi que ce soit, on affecte le processus décisionnel de façon parfois irréparable, et l’on risque de passer à côté d’un facteur susceptible d’affecter le succès de toute l’opération. Lorsqu’en cours d’action, on découvre qu’un élément qui avait été passé sous silence peut faire échouer la mission, il est souvent trop tard. Et ça arrive plus souvent qu’on ne l’imagine.
Une fois prise la décision de lancer une opération, comment procède-t-on à sa planification ?
On commence par envisager toutes les options. Dans le cas d’une prise d’otages, il faut préserver l’effet de surprise. Par exemple pour Kolwezi, on s’est souvenu de l’intervention belge à Stanleyville en 1964. Les parachutistes avaient sauté sur l’aérodrome qui était à 15 kilomètres du centre-ville.
À Kolwezi, nous n’avons pas pu bénéficier de la surprise stratégique. Comme il avait fallu se coordonner avec les Belges, il y eut des fuites dans la presse et l’hypothèse d’une opération aéroportée avait été évoquée. Les rebelles s’étaient alors organisés en conséquence. Néanmoins, l’effet de surprise fut obtenu par le choix d’une zone de saut en limite nord du centre-ville. Les rebelles nous attendant sur l’aéroport, comme à Stanleyville, leur dispositif était tourné vers le Sud, ce qui s’est révélé crucial dans le succès: aucun avion, ni aucun parachutiste sous voile n’ont été touchés, et nous avions quitté la zone de saut quand les premiers tirs précis nous ont directement visés. Le temps que les rebelles réarticulent leur dispositif, il était trop tard.
Le succès peut donc parfois reposer sur une décision prise dès la conception de l’opération ?
Oui. En fait, les principes de la guerre sont restés les mêmes depuis Sun-Tzu: liberté d’action, économie des forces, concentration des efforts, action du fort au faible, surprise, capacité de réserve, etc. Tout reste valable de nos jours. Mais même si l’on respecte à la lettre ces préceptes, la guerre n’est jamais une science exacte. Il est impossible de maîtriser tout ce qui va se passer. C’est la confrontation de deux volontés. Le meilleur soldat du monde, le meilleur commando, s’il se retrouve dans la ligne de tir du moindre ennemi, peut se faire tuer comme n’importe quel soldat.
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Justement, comment sélectionne-t-on les soldats à la fois disciplinés et créatifs pour ce genre d’opérations ?
Ces deux qualités sont nécessaires et il faut spécialiser les gens. Nous avons besoin chez nos soldats de tout un éventail de compétences et d’un vaste ensemble de capacités. Croire que tous sont capables de faire les mêmes choses est une erreur. Il faut de tout.
En schématisant, une opération spéciale ressemble au stratagème du cheval de Troie. Les forces spéciales correspondent au groupe qui était caché dans le cheval et qui a ouvert les portes de Troie. Mais ceux qui ont gagné la bataille, qui ont pris la ville, sont les soldats conventionnels qui ont exploité cette ouverture. Ceux qui étaient dans le cheval n’auraient jamais pu y parvenir seuls, ils auraient été massacrés.
En France, la création des unités d’intervention, les FTI, par de Gaulle en 1964 répondait déjà à ce besoin d’unités spécialisées. Le président de la République a voulu des forces projetables, qui permettaient à la France de respecter les engagements qu’elle prenait dans les régions où elle est implantée, c’est-à-dire dans le monde entier. Ces unités entraînées à la projection pouvaient s’affranchir des distances et des obstacles. Pour agir, il faut en effet des forces entraînées, prêtes matériellement et disponibles.
L’une des priorités des armées est précisément de tout faire pour que les unités d’intervention soient prêtes au combat. Il est aussi aberrant que dangereux de rogner les crédits d’instruction et d’entraînement sous prétexte d’économies.
La qualité de l’armement est-elle aussi essentielle ?
À la guerre, deux choses sont fondamentales. La maîtrise de la technologie est évidemment essentielle aujourd’hui. L’introduction de la cavalerie à cheval ou sous blindage, de l’arc ou du fusil, de la poudre ou l’intensification de lumière, de l’avion ou du satellite ont donné et donnent un énorme avantage à ceux qui les maîtrisent. Aujourd’hui, les drones ou les technologies numériques ouvrent de nouveaux espaces.
Mais plus que les moyens techniques, ce qui compte, c’est d’abord et surtout la force morale, la volonté de se battre. La détermination, le courage, et la connaissance de son métier sont essentiels. Napoléon disait avec raison qu’il n’y a pas pire forfaiture que de faire un métier qu’on ne connaît pas. Il faut connaître son métier et être capable de l’exercer dans les plus mauvaises conditions, car évidemment, la rusticité, c’est-à-dire la capacité d’agir dans des conditions dégradées, fréquentes sur un champ de bataille, reste essentielle.
Pour en revenir aux choix des matériels et des équipements, ceux-ci doivent être adaptés à ce que l’on veut faire. La France a fait en sorte, tout en étant un pays de taille moyenne, de se doter de l’ensemble de la panoplie militaire. Ce qui ne veut pas dire que nous disposons d’un matériel abondant dans tous les domaines, mais ce dont nous disposons nous garantit une réelle autonomie, dans notre appréciation de situation, et dans notre capacité d’action.
Cette indépendance ne nous empêche pas d’opérer avec des alliés, parce que cela présente souvent de nombreux avantages, mais notre pays est capable d’agir seul. Comme nous l’avons démontré pendant l’opération en Libye, où nous avons agi au tout début de façon totalement autonome. Cette aptitude nous permet aussi d’agir vite. La France a toujours privilégié la stratégie du verre d’eau face à un début d’incendie. Quand le feu se déclare, nous utilisons au plus vite un verre d’eau pour l’éteindre. Plutôt que d’utiliser plus tard des camions de pompiers, on préfère agir avant que les choses ne dégénèrent.
Une fois l’opération lancée, l’échelon politique peut-il et doit-il intervenir ?
Les moyens de télécommunication modernes permettent effectivement d’être en contact en temps réel avec les unités engagées. Cela peut être un risque, comme un avantage. L’avantage est de pouvoir faire circuler l’information beaucoup plus rapidement, et d’éviter les renseignements erronés. C’était l’un des rôles du chef de l’état-major particulier d’informer le président de la réalité des faits, et non pas de la perception de cette réalité. On essaye de décrire le plus précisément possible la situation, d’apporter des éléments d’information vérifiés. Cela permet d’avoir plus vite une vision claire. C’est un changement énorme par rapport à l’époque pas si lointaine de Kolwezi, où l’équipe des transmissions ayant eu un problème avec leurs radios, les communications étaient établies en graphie, relayées au Tchad, puis en Corse jusqu’à Paris.
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Mais cet avantage s’accompagne d’un risque: se mêler à distance de la conduite d’une opération, de faire de la microgestion. Des images qu’on voit sur un écran peuvent donner une impression de fausse proximité à l’échelon supérieur, et parallèlement diminuer le sens des responsabilités du commandant sur le terrain. Et parfois conduire l’autorité suprême à donner des ordres sans sentir ce qui se passe en réalité, voire de commettre une grave erreur d’appréciation.
A posteriori, il semble que l’on trouve toujours les raisons du succès ou de l’échec d’une opération militaire. L’un comme l’autre sont-ils prévisibles au moment où elle est lancée ?
On ne peut jamais tout prévoir et le risque fait partie intégrante d’une opération. Avant de sauter sur Kolwezi, nous étions certains de réussir, mais nous pensions subir beaucoup de pertes. Si un avion avait été abattu par exemple, nous aurions perdu plus de 70 parachutistes d’un seul coup. Ce qui n’aurait d’ailleurs pas forcément signifié l’échec mais aurait pu contrarier gravement la rapidité du succès.
Le premier jour du débarquement de Normandie en 1944, il y a eu plus de 5000 morts. Heureusement, le commandement allié n’a pas fait demi-tour. On apprend de ses échecs. Pour moi, les succès comme les échecs doivent être étudiés pour en tirer des leçons. Même en cas de succès, il ne faut pas se tromper dans ses causes, reconnaître là où on a eu de la chance, ou pas, voir là où on aurait pu être plus efficaces, là où on peut s’améliorer.
Après avoir occupé les fonctions de chef de l’état-major particulier, je comprends mieux mai 1940. Tout ce qui s’est passé à ce moment-là, les faiblesses humaines, les gens qui ne disent pas la vérité, les difficultés de communication, les disputes, tout cela fut dramatique, mais correspond à la réalité. Il faut en comprendre les raisons. Nombre d’entre elles sont très bien décrites dans L’Étrange Défaite de Marc Bloch, ou dans le journal de Roland de Margerie. L’excellence du processus décisionnel actuel provient d’ailleurs largement de la volonté de ses initiateurs d’éviter que 1940 se reproduise. Au début des années 1960, le général de Gaulle a mis sur pied une organisation qui visait à pallier les défaillances de notre système de défense au début de la Seconde Guerre mondiale.
Le meilleur plan peut donc échouer ?
Encore une fois, la guerre n’est pas une science exacte, et la défaite est toujours possible, même si elle n’est jamais certaine. Il existe toujours des impondérables, un grain de sable qui vient gripper les meilleurs plans. De même, des succès peuvent être remportés malgré ces impondérables. Des coups audacieux réussissent.
Les Américains en particulier savent souvent très bien s’adapter aux circonstances et aux dysfonctionnements. Ils réagissent très rapidement pour modifier leurs doctrines lorsque celles-ci induisent des erreurs manifestes.
Le grand échec américain est celui de leur tentative de libération des otages à Téhéran en 1980. Il y eut une accumulation d’incidents et d’événements imprévus qui les ont conduits à abandonner l’opération. Il n’y eut pas qu’une seule cause mais plusieurs et c’était aussi la première fois que les États-Unis conduisaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une telle opération à une aussi longue distance. Il y eut de nombreux dysfonctionnements et les effets néfastes d’un micromanagement à distance. Ils en ont tiré des enseignements notamment dans l’organisation de la chaîne de commandement, et la répartition des rôles.
On dit en France que le terrain a toujours raison, jusqu’à ce qu’en dernier ressort, l’autorité politique reprenne la main, puisque c’est le président de la République qui détient la responsabilité ultime. Cela signifie que le commandant de l’opération sur le terrain reste le plus à même de juger une situation donnée. Une fois l’action engagée, il est très difficile d’intervenir à distance. L’échelon supérieur ne doit le faire, à mon avis, que dans la mesure où les conséquences de l’action sont telles, sur les plan stratégique ou politique, qu’elles dépassent le niveau de responsabilité du commandant sur le terrain.
Ce phénomène avait été conceptualisé en parlant du «caporal stratégique», qui explique comment l’action d’un soldat dans une situation donnée peut avoir des conséquences qui dépassent largement son rôle. Et, a contrario, comment une décision - parfois de détail - prise par le haut commandement sans concertation avec le terrain peut avoir des conséquences sanglantes et irréversibles en bas de la chaîne!
La conception d’une opération est-elle fondamentalement différente selon qu’elle est terrestre, aérienne ou navale, aéroterrestre ou amphibie ?
Non, pas du tout. Ce qui varie ce sont les modalités pratiques. La marine et l’aviation ont des capacités qui rendent plus aisées le changement de «statut» des forces. Il est souvent plus facile et plus rapide de quitter un espace aérien ou des eaux territoriales que d’exfiltrer un détachement déployé au sol. Mais, pour le reste, les risques stratégiques et tactiques sont les mêmes, voire beaucoup plus importants: un bateau coulé ou un aéronef abattu peuvent avoir des conséquences démesurées. Tout est à prendre en compte. Rappelons-nous la mésaventure de marins alliés capturés par les Iraniens à cause d’une prétendue erreur de navigation voici quelques années, ou les images terribles du corps d’un pilote traîné par un véhicule dans une ville africaine.
Comment calcule-t-on les risques et à quel moment décide-t-on de les courir ?
Plusieurs options sont envisagées en fonction du résultat recherché. On réfléchit en termes de risques, d’effet à obtenir, de moyens, de volume de forces engagées, au regard du contexte, de la menace, de l’adversaire, du terrain. Le but est toujours de proposer au pouvoir politique un éventail d’options militaires. Par exemple, dans le cas du Mali en 2013, nous pouvions soit arrêter l’avance des terroristes en les empêchant de poursuivre leur progression vers le Sud et vers Bamako ; soit les neutraliser en détruisant leurs lignes avancées ; soit enfin reconquérir toute la zone qu’ils avaient prise. Ce qui est important c’est aussi de penser à ce qui se passe après, aux conséquences de l’action.
Le principal pour le décideur est de savoir à quoi s’attendre et d’anticiper. Avec tels ou tels moyens, peut-on ou non garantir le succès? Quels sont les risques? Quelles sont les chances de succès, voire d’échec? Il est essentiel de dire la vérité et d’avoir l’avis de tous ceux qui sont impliqués et ont à en connaître. La décision peut alors être prise en connaissance de cause.
Quel est le volume idéal pour mener ce genre de préparation et diriger ensuite une opération ?
Il ne faut pas trop de monde, mais il est en revanche important que toutes les parties prenantes soient impliquées et informées. En France, le chef de l’état-major particulier est là pour assurer la jonction entre le pouvoir décisionnel et les armées. Par son biais, les responsables militaires intègrent les contraintes politiques, et les politiques intègrent celles des militaires. Dans le monde actuel, on ne peut jamais séparer les unes et des autres. Les actions militaires ont des conséquences politiques, et vice-versa. Quand, pendant les raids aériens sur la Serbie en 1999, l’ambassade de Chine a été touchée par un bombardement, ce fut un événement militaire qui eut des conséquences politiques très graves. Il y a eu aussi l’affaire des ponts sur le Danube, plusieurs fois pris pour cible. Or tout le monde savait qu’il y aurait un «après-Milosevic», et que tout ce qu’on détruisait devrait être ensuite reconstruit. Il faut garder présent à l’esprit l’imbrication du politique et du militaire. Il est toujours important que le commandement d’une opération et au moins une partie de la chaîne hiérarchique soient imprégnés de ce contexte, que tout le monde ait bien compris ce que l’on veut faire.
L’engouement contemporain pour les forces spéciales et leurs opérations ne risque-t-il pas de diluer leurs compétences et leur spécificité ?
Cette tendance est apparue avec la réduction des budgets. Après l’énorme pression des années de la Guerre froide, la diminution des risques en Europe après la chute du rideau de fer a conduit certains à vouloir encaisser les «dividendes de la paix», selon l’expression consacrée, et de réduire les crédits consacrés à la défense. L’éloignement des menaces a suscité des interrogations sur la pertinence de maintien de forces importantes. L’invasion du Koweït et les guerres des Balkans sont venues en partie contredire cette analyse, mais les budgets et les effectifs ont quand même été considérablement réduits. Et le succès des forces spéciales, succès légitime, parce qu’elles sont indispensables, a bien sûr été exploité par certains, qui ont dit ou cru qu’on était devenus capables de régler tous les conflits avec des effectifs réduits, terrestres, aériens et navals. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Si les forces spéciales sont indispensables et nécessaires pour faire face à des situations imprévues ou bien les traiter avant qu’elles ne dégénèrent, on continue à avoir besoin dans tous les domaines d’unités spécialisées et complètes pour la protection de nos frontières, de nos espaces aériens et maritimes, et de nos ressortissants. De plus, compte tenu des critères de sélection et d’entraînement, on ne peut pas démultiplier ces forces à l’infini. On ne peut pas avoir une armée de forces spéciales.
Pour vous, quelles sont les opérations contemporaines les plus remarquables ?
En France, on a eu de très belles réussites récentes: la Libye, la Côte d’Ivoire, le Mali. Nos unités sont très bien formées, et nous avons des personnels très dévoués et compétents. À l’étranger, je citerais l’opération d’élimination de Ben Laden: je connais très bien l’amiral Bill McRaven, responsable de cette mission tout à fait exceptionnelle. Il n’y a eu aucune fuite, ce qui en soi est déjà une performance, compte tenu de l’importance du secret pour ce type d’opération. Malgré la chute d’un hélicoptère pendant l’assaut, ce qui aurait pu être gravissime, les responsables de l’opération ont su gérer cette situation et la mener jusqu’au bout.
D’autres pays ont une énorme réputation, ils commettent aussi des erreurs, mais savent très bien les faire oublier. En fin de compte, les problèmes viennent très souvent du commandement. Il y a des gens qui commandent mal et d’autres qui commandent bien. Les erreurs humaines sont malheureusement plus fréquentes que les erreurs de structures. Souvent, ce sont moins les institutions qui ont besoin d’être changées que les personnels qui ont été mal choisis. Parfois, comme on n’ose pas dire que tel responsable n’est pas au niveau, on préfère changer l’organisation. Or, avant de dissoudre une institution, il faut toujours se demander pourquoi elle a été créée. Au cours de ma carrière, plusieurs organismes ont été dissous pour être recréés un peu plus tard sous une autre appellation.
Quels enseignements avez-vous tirés de votre expérience ?
Quand je me suis retrouvé à l’Élysée, je me suis souvenu de la façon dont le président Giscard d’Estaing et son entourage avaient pris la décision de sauter sur Kolwezi. Je savais que mon devoir était à présent de m’assurer que les ordres donnés aux camarades officiers et aux sous-officiers engagés sur le terrain fussent exécutables, et que les risques que le commandement leur faisait prendre fussent assumés et acceptables. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne pourrait plus y avoir de morts, car encore une fois, même quand tout est bien pensé, tout anticipé, le risque zéro n’existe pas. Cela signifie que les chefs doivent en toutes circonstances assumer toutes leurs responsabilités. J’ai vu deux présidents de la République assumer les leurs devant les familles de nos soldats morts pour la France.
LE FIGARO.- Une opération spéciale, au sens où elle produit des effets stratégiques, est une action militaire menée sur ordre du plus haut pouvoir politique. Comment les deux s’articulent-ils ?
Général d’armée Benoît PUGA.- L’axiome de ce type d’opération est qu’une décision ne peut être prise sans en référer au niveau supérieur que lorsque celui qui la prend est capable d’assumer l’entière responsabilité de ses conséquences.
Par exemple, le débarquement en Normandie en 1944 est une décision prise au niveau stratégique, c’est-à-dire politique. En revanche, le choix de la plage revient au commandement militaire, qui est capable d’assumer les conséquences de son action. Une décision qui engagerait l’opération tout entière est en revanche du ressort supérieur.
Dans les libérations d’otages, on comprend très bien que la décision est d’abord prise au niveau stratégique, c’est-à-dire par l’autorité politique. En France, c’est le président de la République, qui assume les conséquences de l’action qu’il décide d’accomplir. Ensuite, une fois l’objectif défini par le pouvoir politique, les modalités d’exécution sont du ressort des militaires. Elles ne remontent au niveau politique que dans la mesure où le choix peut avoir des conséquences sur le résultat.
À Kolwezi en 1978, le président Valéry Giscard d’Estaing décide d’agir parce que la sécurité de citoyens français est menacée, ce qui lui donne le droit d’intervenir, et parce que le Zaïre le demande. En ce qui concerne la mise en œuvre, il s’appuie sur deux hommes de confiance, le chef d’état-major particulier, le général Vanbremeersch, et le chef d’état-major des armées, le général Méry.
Tous deux connaissaient personnellement le colonel Erulin, le chef de corps du 2e régiment étranger de parachutistes, stagiaire à l’École de guerre où ils étaient instructeurs, ainsi que le colonel Gras, le chef de la mission d’assistance militaire auprès de l’armée zaïroise. Ils avaient des relations de confiance. Et dans ce type d’opération, les décisions se prennent d’autant mieux quand vous pouvez vous fier à l’appréciation de la situation par les uns et les autres. Quand vous commandez, vous êtes d’autant plus à l’aise que vous connaissez vos subordonnés et que vous avez confiance dans ceux qui vont mettre en œuvre l’action que vous avez définie et décidée.
Cette confiance entre les différents échelons du commandement est donc un facteur clef ?
Oui, la confiance, et des boucles de décision relativement courtes. Il est nécessaire que le processus de décision permette à toutes les parties prenantes d’être bien informées et qu’elles puissent donner leur avis. Il est enfin indispensable que le commandant de l’opération et l’autorité qui prend la décision ultime - en France c’est le président de la République - disposent de toute la vérité. On l’oublie parfois mais il est essentiel d’avoir la vérité sur tout, y compris sur ce qui ne va pas. Il faut savoir si tel ou tel moyen manque, si l’on n’est pas capable d’accomplir telle ou telle action, ou si tel élément ne fonctionne pas. Si l’on omet ou si l’on cache quoi que ce soit, on affecte le processus décisionnel de façon parfois irréparable, et l’on risque de passer à côté d’un facteur susceptible d’affecter le succès de toute l’opération. Lorsqu’en cours d’action, on découvre qu’un élément qui avait été passé sous silence peut faire échouer la mission, il est souvent trop tard. Et ça arrive plus souvent qu’on ne l’imagine.
Une fois prise la décision de lancer une opération, comment procède-t-on à sa planification ?
On commence par envisager toutes les options. Dans le cas d’une prise d’otages, il faut préserver l’effet de surprise. Par exemple pour Kolwezi, on s’est souvenu de l’intervention belge à Stanleyville en 1964. Les parachutistes avaient sauté sur l’aérodrome qui était à 15 kilomètres du centre-ville.
À Kolwezi, nous n’avons pas pu bénéficier de la surprise stratégique. Comme il avait fallu se coordonner avec les Belges, il y eut des fuites dans la presse et l’hypothèse d’une opération aéroportée avait été évoquée. Les rebelles s’étaient alors organisés en conséquence. Néanmoins, l’effet de surprise fut obtenu par le choix d’une zone de saut en limite nord du centre-ville. Les rebelles nous attendant sur l’aéroport, comme à Stanleyville, leur dispositif était tourné vers le Sud, ce qui s’est révélé crucial dans le succès: aucun avion, ni aucun parachutiste sous voile n’ont été touchés, et nous avions quitté la zone de saut quand les premiers tirs précis nous ont directement visés. Le temps que les rebelles réarticulent leur dispositif, il était trop tard.
Le succès peut donc parfois reposer sur une décision prise dès la conception de l’opération ?
Oui. En fait, les principes de la guerre sont restés les mêmes depuis Sun-Tzu: liberté d’action, économie des forces, concentration des efforts, action du fort au faible, surprise, capacité de réserve, etc. Tout reste valable de nos jours. Mais même si l’on respecte à la lettre ces préceptes, la guerre n’est jamais une science exacte. Il est impossible de maîtriser tout ce qui va se passer. C’est la confrontation de deux volontés. Le meilleur soldat du monde, le meilleur commando, s’il se retrouve dans la ligne de tir du moindre ennemi, peut se faire tuer comme n’importe quel soldat.
» LIRE AUSSI - Depuis l’an 2000, au moins 231 soldats français sont morts en opération extérieure
Justement, comment sélectionne-t-on les soldats à la fois disciplinés et créatifs pour ce genre d’opérations ?
Ces deux qualités sont nécessaires et il faut spécialiser les gens. Nous avons besoin chez nos soldats de tout un éventail de compétences et d’un vaste ensemble de capacités. Croire que tous sont capables de faire les mêmes choses est une erreur. Il faut de tout.
En schématisant, une opération spéciale ressemble au stratagème du cheval de Troie. Les forces spéciales correspondent au groupe qui était caché dans le cheval et qui a ouvert les portes de Troie. Mais ceux qui ont gagné la bataille, qui ont pris la ville, sont les soldats conventionnels qui ont exploité cette ouverture. Ceux qui étaient dans le cheval n’auraient jamais pu y parvenir seuls, ils auraient été massacrés.
En France, la création des unités d’intervention, les FTI, par de Gaulle en 1964 répondait déjà à ce besoin d’unités spécialisées. Le président de la République a voulu des forces projetables, qui permettaient à la France de respecter les engagements qu’elle prenait dans les régions où elle est implantée, c’est-à-dire dans le monde entier. Ces unités entraînées à la projection pouvaient s’affranchir des distances et des obstacles. Pour agir, il faut en effet des forces entraînées, prêtes matériellement et disponibles.
L’une des priorités des armées est précisément de tout faire pour que les unités d’intervention soient prêtes au combat. Il est aussi aberrant que dangereux de rogner les crédits d’instruction et d’entraînement sous prétexte d’économies.
La qualité de l’armement est-elle aussi essentielle ?
À la guerre, deux choses sont fondamentales. La maîtrise de la technologie est évidemment essentielle aujourd’hui. L’introduction de la cavalerie à cheval ou sous blindage, de l’arc ou du fusil, de la poudre ou l’intensification de lumière, de l’avion ou du satellite ont donné et donnent un énorme avantage à ceux qui les maîtrisent. Aujourd’hui, les drones ou les technologies numériques ouvrent de nouveaux espaces.
Mais plus que les moyens techniques, ce qui compte, c’est d’abord et surtout la force morale, la volonté de se battre. La détermination, le courage, et la connaissance de son métier sont essentiels. Napoléon disait avec raison qu’il n’y a pas pire forfaiture que de faire un métier qu’on ne connaît pas. Il faut connaître son métier et être capable de l’exercer dans les plus mauvaises conditions, car évidemment, la rusticité, c’est-à-dire la capacité d’agir dans des conditions dégradées, fréquentes sur un champ de bataille, reste essentielle.
Pour en revenir aux choix des matériels et des équipements, ceux-ci doivent être adaptés à ce que l’on veut faire. La France a fait en sorte, tout en étant un pays de taille moyenne, de se doter de l’ensemble de la panoplie militaire. Ce qui ne veut pas dire que nous disposons d’un matériel abondant dans tous les domaines, mais ce dont nous disposons nous garantit une réelle autonomie, dans notre appréciation de situation, et dans notre capacité d’action.
Cette indépendance ne nous empêche pas d’opérer avec des alliés, parce que cela présente souvent de nombreux avantages, mais notre pays est capable d’agir seul. Comme nous l’avons démontré pendant l’opération en Libye, où nous avons agi au tout début de façon totalement autonome. Cette aptitude nous permet aussi d’agir vite. La France a toujours privilégié la stratégie du verre d’eau face à un début d’incendie. Quand le feu se déclare, nous utilisons au plus vite un verre d’eau pour l’éteindre. Plutôt que d’utiliser plus tard des camions de pompiers, on préfère agir avant que les choses ne dégénèrent.
Une fois l’opération lancée, l’échelon politique peut-il et doit-il intervenir ?
Les moyens de télécommunication modernes permettent effectivement d’être en contact en temps réel avec les unités engagées. Cela peut être un risque, comme un avantage. L’avantage est de pouvoir faire circuler l’information beaucoup plus rapidement, et d’éviter les renseignements erronés. C’était l’un des rôles du chef de l’état-major particulier d’informer le président de la réalité des faits, et non pas de la perception de cette réalité. On essaye de décrire le plus précisément possible la situation, d’apporter des éléments d’information vérifiés. Cela permet d’avoir plus vite une vision claire. C’est un changement énorme par rapport à l’époque pas si lointaine de Kolwezi, où l’équipe des transmissions ayant eu un problème avec leurs radios, les communications étaient établies en graphie, relayées au Tchad, puis en Corse jusqu’à Paris.
» LIRE AUSSI - Général Pierre de Villiers: «Le chef est toujours menacé par l’abus de pouvoir»
Mais cet avantage s’accompagne d’un risque: se mêler à distance de la conduite d’une opération, de faire de la microgestion. Des images qu’on voit sur un écran peuvent donner une impression de fausse proximité à l’échelon supérieur, et parallèlement diminuer le sens des responsabilités du commandant sur le terrain. Et parfois conduire l’autorité suprême à donner des ordres sans sentir ce qui se passe en réalité, voire de commettre une grave erreur d’appréciation.
A posteriori, il semble que l’on trouve toujours les raisons du succès ou de l’échec d’une opération militaire. L’un comme l’autre sont-ils prévisibles au moment où elle est lancée ?
On ne peut jamais tout prévoir et le risque fait partie intégrante d’une opération. Avant de sauter sur Kolwezi, nous étions certains de réussir, mais nous pensions subir beaucoup de pertes. Si un avion avait été abattu par exemple, nous aurions perdu plus de 70 parachutistes d’un seul coup. Ce qui n’aurait d’ailleurs pas forcément signifié l’échec mais aurait pu contrarier gravement la rapidité du succès.
Le premier jour du débarquement de Normandie en 1944, il y a eu plus de 5000 morts. Heureusement, le commandement allié n’a pas fait demi-tour. On apprend de ses échecs. Pour moi, les succès comme les échecs doivent être étudiés pour en tirer des leçons. Même en cas de succès, il ne faut pas se tromper dans ses causes, reconnaître là où on a eu de la chance, ou pas, voir là où on aurait pu être plus efficaces, là où on peut s’améliorer.
Après avoir occupé les fonctions de chef de l’état-major particulier, je comprends mieux mai 1940. Tout ce qui s’est passé à ce moment-là, les faiblesses humaines, les gens qui ne disent pas la vérité, les difficultés de communication, les disputes, tout cela fut dramatique, mais correspond à la réalité. Il faut en comprendre les raisons. Nombre d’entre elles sont très bien décrites dans L’Étrange Défaite de Marc Bloch, ou dans le journal de Roland de Margerie. L’excellence du processus décisionnel actuel provient d’ailleurs largement de la volonté de ses initiateurs d’éviter que 1940 se reproduise. Au début des années 1960, le général de Gaulle a mis sur pied une organisation qui visait à pallier les défaillances de notre système de défense au début de la Seconde Guerre mondiale.
Le meilleur plan peut donc échouer ?
Encore une fois, la guerre n’est pas une science exacte, et la défaite est toujours possible, même si elle n’est jamais certaine. Il existe toujours des impondérables, un grain de sable qui vient gripper les meilleurs plans. De même, des succès peuvent être remportés malgré ces impondérables. Des coups audacieux réussissent.
Les Américains en particulier savent souvent très bien s’adapter aux circonstances et aux dysfonctionnements. Ils réagissent très rapidement pour modifier leurs doctrines lorsque celles-ci induisent des erreurs manifestes.
Le grand échec américain est celui de leur tentative de libération des otages à Téhéran en 1980. Il y eut une accumulation d’incidents et d’événements imprévus qui les ont conduits à abandonner l’opération. Il n’y eut pas qu’une seule cause mais plusieurs et c’était aussi la première fois que les États-Unis conduisaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une telle opération à une aussi longue distance. Il y eut de nombreux dysfonctionnements et les effets néfastes d’un micromanagement à distance. Ils en ont tiré des enseignements notamment dans l’organisation de la chaîne de commandement, et la répartition des rôles.
On dit en France que le terrain a toujours raison, jusqu’à ce qu’en dernier ressort, l’autorité politique reprenne la main, puisque c’est le président de la République qui détient la responsabilité ultime. Cela signifie que le commandant de l’opération sur le terrain reste le plus à même de juger une situation donnée. Une fois l’action engagée, il est très difficile d’intervenir à distance. L’échelon supérieur ne doit le faire, à mon avis, que dans la mesure où les conséquences de l’action sont telles, sur les plan stratégique ou politique, qu’elles dépassent le niveau de responsabilité du commandant sur le terrain.
Ce phénomène avait été conceptualisé en parlant du «caporal stratégique», qui explique comment l’action d’un soldat dans une situation donnée peut avoir des conséquences qui dépassent largement son rôle. Et, a contrario, comment une décision - parfois de détail - prise par le haut commandement sans concertation avec le terrain peut avoir des conséquences sanglantes et irréversibles en bas de la chaîne!
La conception d’une opération est-elle fondamentalement différente selon qu’elle est terrestre, aérienne ou navale, aéroterrestre ou amphibie ?
Non, pas du tout. Ce qui varie ce sont les modalités pratiques. La marine et l’aviation ont des capacités qui rendent plus aisées le changement de «statut» des forces. Il est souvent plus facile et plus rapide de quitter un espace aérien ou des eaux territoriales que d’exfiltrer un détachement déployé au sol. Mais, pour le reste, les risques stratégiques et tactiques sont les mêmes, voire beaucoup plus importants: un bateau coulé ou un aéronef abattu peuvent avoir des conséquences démesurées. Tout est à prendre en compte. Rappelons-nous la mésaventure de marins alliés capturés par les Iraniens à cause d’une prétendue erreur de navigation voici quelques années, ou les images terribles du corps d’un pilote traîné par un véhicule dans une ville africaine.
Comment calcule-t-on les risques et à quel moment décide-t-on de les courir ?
Plusieurs options sont envisagées en fonction du résultat recherché. On réfléchit en termes de risques, d’effet à obtenir, de moyens, de volume de forces engagées, au regard du contexte, de la menace, de l’adversaire, du terrain. Le but est toujours de proposer au pouvoir politique un éventail d’options militaires. Par exemple, dans le cas du Mali en 2013, nous pouvions soit arrêter l’avance des terroristes en les empêchant de poursuivre leur progression vers le Sud et vers Bamako ; soit les neutraliser en détruisant leurs lignes avancées ; soit enfin reconquérir toute la zone qu’ils avaient prise. Ce qui est important c’est aussi de penser à ce qui se passe après, aux conséquences de l’action.
Le principal pour le décideur est de savoir à quoi s’attendre et d’anticiper. Avec tels ou tels moyens, peut-on ou non garantir le succès? Quels sont les risques? Quelles sont les chances de succès, voire d’échec? Il est essentiel de dire la vérité et d’avoir l’avis de tous ceux qui sont impliqués et ont à en connaître. La décision peut alors être prise en connaissance de cause.
Quel est le volume idéal pour mener ce genre de préparation et diriger ensuite une opération ?
Il ne faut pas trop de monde, mais il est en revanche important que toutes les parties prenantes soient impliquées et informées. En France, le chef de l’état-major particulier est là pour assurer la jonction entre le pouvoir décisionnel et les armées. Par son biais, les responsables militaires intègrent les contraintes politiques, et les politiques intègrent celles des militaires. Dans le monde actuel, on ne peut jamais séparer les unes et des autres. Les actions militaires ont des conséquences politiques, et vice-versa. Quand, pendant les raids aériens sur la Serbie en 1999, l’ambassade de Chine a été touchée par un bombardement, ce fut un événement militaire qui eut des conséquences politiques très graves. Il y a eu aussi l’affaire des ponts sur le Danube, plusieurs fois pris pour cible. Or tout le monde savait qu’il y aurait un «après-Milosevic», et que tout ce qu’on détruisait devrait être ensuite reconstruit. Il faut garder présent à l’esprit l’imbrication du politique et du militaire. Il est toujours important que le commandement d’une opération et au moins une partie de la chaîne hiérarchique soient imprégnés de ce contexte, que tout le monde ait bien compris ce que l’on veut faire.
L’engouement contemporain pour les forces spéciales et leurs opérations ne risque-t-il pas de diluer leurs compétences et leur spécificité ?
Cette tendance est apparue avec la réduction des budgets. Après l’énorme pression des années de la Guerre froide, la diminution des risques en Europe après la chute du rideau de fer a conduit certains à vouloir encaisser les «dividendes de la paix», selon l’expression consacrée, et de réduire les crédits consacrés à la défense. L’éloignement des menaces a suscité des interrogations sur la pertinence de maintien de forces importantes. L’invasion du Koweït et les guerres des Balkans sont venues en partie contredire cette analyse, mais les budgets et les effectifs ont quand même été considérablement réduits. Et le succès des forces spéciales, succès légitime, parce qu’elles sont indispensables, a bien sûr été exploité par certains, qui ont dit ou cru qu’on était devenus capables de régler tous les conflits avec des effectifs réduits, terrestres, aériens et navals. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Si les forces spéciales sont indispensables et nécessaires pour faire face à des situations imprévues ou bien les traiter avant qu’elles ne dégénèrent, on continue à avoir besoin dans tous les domaines d’unités spécialisées et complètes pour la protection de nos frontières, de nos espaces aériens et maritimes, et de nos ressortissants. De plus, compte tenu des critères de sélection et d’entraînement, on ne peut pas démultiplier ces forces à l’infini. On ne peut pas avoir une armée de forces spéciales.
Pour vous, quelles sont les opérations contemporaines les plus remarquables ?
En France, on a eu de très belles réussites récentes: la Libye, la Côte d’Ivoire, le Mali. Nos unités sont très bien formées, et nous avons des personnels très dévoués et compétents. À l’étranger, je citerais l’opération d’élimination de Ben Laden: je connais très bien l’amiral Bill McRaven, responsable de cette mission tout à fait exceptionnelle. Il n’y a eu aucune fuite, ce qui en soi est déjà une performance, compte tenu de l’importance du secret pour ce type d’opération. Malgré la chute d’un hélicoptère pendant l’assaut, ce qui aurait pu être gravissime, les responsables de l’opération ont su gérer cette situation et la mener jusqu’au bout.
D’autres pays ont une énorme réputation, ils commettent aussi des erreurs, mais savent très bien les faire oublier. En fin de compte, les problèmes viennent très souvent du commandement. Il y a des gens qui commandent mal et d’autres qui commandent bien. Les erreurs humaines sont malheureusement plus fréquentes que les erreurs de structures. Souvent, ce sont moins les institutions qui ont besoin d’être changées que les personnels qui ont été mal choisis. Parfois, comme on n’ose pas dire que tel responsable n’est pas au niveau, on préfère changer l’organisation. Or, avant de dissoudre une institution, il faut toujours se demander pourquoi elle a été créée. Au cours de ma carrière, plusieurs organismes ont été dissous pour être recréés un peu plus tard sous une autre appellation.
Quels enseignements avez-vous tirés de votre expérience ?
Quand je me suis retrouvé à l’Élysée, je me suis souvenu de la façon dont le président Giscard d’Estaing et son entourage avaient pris la décision de sauter sur Kolwezi. Je savais que mon devoir était à présent de m’assurer que les ordres donnés aux camarades officiers et aux sous-officiers engagés sur le terrain fussent exécutables, et que les risques que le commandement leur faisait prendre fussent assumés et acceptables. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne pourrait plus y avoir de morts, car encore une fois, même quand tout est bien pensé, tout anticipé, le risque zéro n’existe pas. Cela signifie que les chefs doivent en toutes circonstances assumer toutes leurs responsabilités. J’ai vu deux présidents de la République assumer les leurs devant les familles de nos soldats morts pour la France.