(Un ouvrage paru à Paris, Nouveau Monde éditions, « Poche Histoire », 2016, 448 p.)
Les multiples visges du « soldat de la loi », de la prévôté médiévale aux experts de « Section de recherches »
1La chronique judiciaire récente, des derniers rebondissements de l’affaire Grégory à l’enquête sur la disparition d’une petite Maëlys, met en lumière les missions de police judiciaire de la gendarmerie nationale et sa capacité à utiliser au cours de ses enquêtes les technologies les plus sophistiquées, compétence et aptitude souvent mal connues des Français. Pourtant, le public dispose aujourd’hui des outils nécessaires à une meilleure compréhension de cette institution qu’est la gendarmerie. Il faut souligner, à ce titre, la parution de l’Histoire des gendarmes, de la maréchaussée à nos jours. Dirigée par Jean-Noël Luc, cette belle synthèse collective est le fruit du travail de treize chercheurs réunis au sein d’un atelier ouvert en Sorbonne voici une quinzaine d’années.
2Loin de vouloir formuler une histoire institutionnelle, « par le haut », les auteurs, universitaires et chercheurs, ont marqué leur volonté de produire une histoire incarnée des gendarmes, au plus près de leur sociologie, de leurs missions, de leurs conditions de travail – une histoire, en somme, « par le bas ». Pour restituer les destinées de ces « soldats de la loi » les auteurs ont convoqué les objets et démarches de multiples champs historiographiques : histoire des systèmes policiers et des forces armées, histoire du renseignement, histoire coloniale, histoire sociale et culturelle, histoire institutionnelle et administrative. Cette diversité des champs explorés, permettant la multiplication des angles de questionnement et des outils d’analyse, fait tout l’intérêt et le prix de cet ouvrage. Ainsi, les évolutions de la gendarmerie depuis la dernière décennie du XXe siècle sont analysées en considérant à la fois les mutations du corps lui-même – rattachement au ministère de l’Intérieur en 2009, développement des protestations relatives aux conditions de vie et de travail et évolution sociologique des personnels – et l’évolution de ses missions, marquée par le contexte de la lutte anti-terroriste.
3Afin de proposer au lecteur un panorama complet de leur objet d’étude, les auteurs ont opté en faveur d’une triple exploration du monde gendarmique français : chronologique, thématique – centrée sur les quatre principales missions du corps – et culturelle. Si la distinction entre une approche chronologique et une approche thématique peut paraître logique, le traitement autonome de la dimension culturelle du sujet met particulièrement en valeur une des dimensions les plus novatrices de l’histoire de ces agents si particuliers de l’État, à la croisée des mondes militaire et policier. La mise en évidence et l’analyse des représentations du gendarme véhiculées dans la littérature – BD comprise –, le cinéma et les séries télévisées est par ailleurs une des réussites de cet ouvrage. Plutôt que de résumer l’intégralité de l’ouvrage en en suivant la progression, nous mettrons ici l’accent sur trois dimensions essentielles de l’histoire de la gendarmerie.
Des hommes de la maréchaussée aux gendarmes : aux origines d’une figure familière de la société française
4Un des points essentiels sur lesquels l’ouvrage met l’accent est la construction dans le temps historique d’un corps et d’un modèle gendarmiques. En effet, cet enrichissement des compétences des gendarmes accompagne le développement de l’État, de la monarchie tardo-médiévale à l’ère républicaine. Comme le rappelle l’emploi courant, de nos jours, du terme « maréchaussée » pour désigner les gendarmes, la gendarmerie nationale est l’héritière d’un corps d’Ancien Régime. Troupe soldée sous les ordres des prévôts des maréchaux de France instituée au début de la Guerre de Cent Ans, la maréchaussée avait pour mission première de réguler et de réduire les perturbations engendrées par le déplacement et le stationnement de milliers de combattants de l’ost royal, puis des compagnies d’ordonnances. Étaient donc de son ressort la police et la justice dans et autour des camps militaires, mais aussi la protection des populations civiles contre les routiers et autres écorcheurs, soldats débandés vivant sur le pays. Les missions la maréchaussée s’étendent cependant rapidement à l’aube des temps modernes. Si la prévôté – entendue au sens de police militaire – demeure parmi ses missions, François Ier lui confie dès 1536 la répression de la délinquance dans les campagnes et la surveillance des axes de communication.
5Organisée selon un maillage territorial uniforme dans l’ensemble du royaume depuis le début du xviiie siècle, la maréchaussée est progressivement mise sur un pied militaire dans la seconde moitié de ce même siècle grâce au recrutement de ses membres parmi les vétérans de la troupe, qui conforte son prestige et son autorité. Le quotidien des cavaliers de la maréchaussée alterne alors entre « service ordinaire » consistant à parcourir le territoire confié à la surveillance de la brigade, surveiller ses routes et carrefours, ses foires et marchés, et « service extraordinaire » au service d’une autorité judiciaire, notamment les transfèrements de détenus. La Révolution transforme la maréchaussée royale en gendarmerie nationale, dont le réseau des brigades commence à se densifier, jusqu’à atteindre un minimum d’un poste par canton à partir de 1850. Ainsi, l’époque moderne représente bien le moment fondateur de la gendarmerie, par bien des aspects : polyvalence des missions centrées sur le maintien de l’ordre, esquisse d’un maillage territorial dense et uniforme, statut militaire.
La guerre des polices n’a pas eu lieu
6C’est également à l’époque moderne que la maréchaussée prend place dans un système policier dont elle est une composante parmi d’autres. Les gendarmes sont dès cette époque chargés de réaliser des enquêtes « officieuses » à la demande des magistrats, investissant ainsi des fonctions de police judiciaire. Mais à partir du second XIXe siècle, les pouvoirs publics confient toujours davantage aux policiers de la Sûreté nationale les missions de police judiciaire. La compétence territoriale respective des forces de police et de gendarmerie devient alors un sujet de frictions à plusieurs reprises au cours de l’époque contemporaine. Ainsi, les commissaires cantonaux, institués par le ministère de la Police générale sous le Second Empire en vue de surveiller étroitement les populations rurales, empiètent nécessairement sur les brisées des gendarmes. Les brigades de police mobile, créées en 1908 par Georges Clemenceau et appelées ultérieurement « brigades du Tigre », sont spécialement chargées d’enquêter sur les crimes et font figure, aux yeux de l’opinion, de spécialistes de l’enquête judiciaire étayée par des moyens scientifiques et techniques de haut niveau.
7Pourtant, malgré ces multiples occasions de tensions, les auteurs de l’ouvrage soulignent une tendance longue à la coopération entre policiers et gendarmes, loin de l’image caricaturale que certaines fictions – L’Enquête corse, de Pétillon – ont pu ancrer dans l’imaginaire populaire. Ainsi, les relations entre brigades de police mobile régionales et brigades de gendarmerie départementales semblent avoir été, sur le terrain, relativement harmonieuses, du fait de la complémentarité des missions : les policiers ont besoin des renseignements recueillis par les gendarmes au contact quotidien des populations ; les gendarmes, sédentaires, ne peuvent conduire les enquêtes relatives aux crimes et délits dépassant de plus en plus souvent le cadre géographique de leur compétence. Entre les deux guerres mondiales, gendarmerie et services policiers collaborent plus qu’ils ne s’affrontent. D’une part, les gendarmes – ou du moins certains d’entre eux – donnent la priorité au développement des compétences en matière de police judiciaire, dans le cadre d’une coopération avec les services policiers. D’autre part, la surveillance de populations immigrées – travailleurs et réfugiés politiques – en nombre croissant est effectuée en étroite collaboration avec les services du ministère de l’Intérieur.
8La multiplication récente des offices centraux de police judiciaire entraîne également une répartition des attributions entre les deux grandes forces publiques de l’État valorisant la complémentarité des méthodes et des expériences. À la gendarmerie, qui consacre aujourd’hui plus de 40 % de son activité à des missions de police judiciaire, échoit ainsi la lutte contre le travail illégal, la délinquance itinérante et environnementale, ainsi que les enquêtes en matière de crimes de guerre et contre l’humanité. La distanciation croissante entre la gendarmerie et le monde de la Défense, en particulier depuis le placement de la première sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, et la nécessité pour l’État de réaffirmer sa légitimité en matière de sécurité publique face aux polices municipales et aux agences de sécurité privée, constituent des facteurs favorables à la poursuite du rapprochement entre les deux corps.
Du service de l’État à la protection de la population
9Cependant, en dépit de ce rapprochement récent, institutionnel et fonctionnel, avec le policier, le gendarme demeure dépositaire d’une identité propre, que le présent ouvrage met très bien en valeur à travers une approche d’histoire sociale et culturelle soulignant les évolutions des rapports entre gendarmes et populations. Si la maréchaussée était globalement appréciée des populations en quête de sécurité à la fin de l’époque moderne, son image évolue avec la Révolution et l’Empire. Employés, de 1792 à la Monarchie de Juillet et conjointement avec les troupes de ligne pour mater les révoltes royalistes de l’Ouest, les gendarmes font figure d’organe de répression au service de l’État, notamment lorsqu’ils traquent sous l’Empire déserteurs et réfractaires. Zola, dans La Fortune des Rougon, campe le gendarme, au service du nouveau pouvoir napoléonien, en incarnation de la violence d’État et de la vengeance personnelle. Au xixe siècle, s’épanouit l’image du gendarme dont la bêtise et le manque d’instruction n’ont d’égales que la discipline bornée et l’arrogance. Face à cela, les gendarmes accentuent la dimension protectrice de leur mission, se rapprochant des populations, par les échanges quotidiens ou les mariages, mais aussi en développant à la fin du XIXe siècle un souci nouveau du service public. À cette époque, à l’heure de la conscription et de l’alphabétisation généralisées, la figure de l’ancien soldat instruit n’impressionne plus guère. Dans le contexte de crise sécuritaire de la Belle Époque, cette banalisation de la figure du gendarme, ridiculisée par Caran d’Ache, attire sur l’arme les foudres de l’opinion publique et de la grande presse, qui taxe les gendarmes d’incapacité à protéger leurs concitoyens.
10L’image d’agent de la répression aveugle resurgit cependant brutalement à partir de la Première Guerre mondiale. En charge de la recherche des déserteurs et des réfractaires, les gendarmes assurent également le maintien de l’ordre lors des exécutions capitales effectuées sur décisions des tribunaux militaires, sans pour autant participer eux-mêmes aux exécutions. Ils deviennent alors aux yeux des conscrits, et de façon abusive, des « fusilleurs ». Cette réputation est renforcée par la participation de nombreux officiers de gendarmerie à la justice militaire, que ce soit en tant que magistrats, commissaires rapporteurs, jurés, ou, plus rarement, avocats. La création en 1926 de la Garde républicaine mobile, dont le personnel est essentiellement issu des « sections de gendarmerie prévôtales » chargées à partir de 1917 de réprimer les mutineries, puis les mouvements sociaux, et de prévenir les grèves, ainsi que la contribution durable des gendarmes territoriaux à la surveillance de l’extrême-gauche renforcent cette image noire du gendarme outil de la répression des syndicalistes et des communistes par l’État au service des classes dirigeantes. Dans un contexte très différent, la gendarmerie subit également les foudres de la population européenne en Algérie à partir de 1959, quand, devant le développement de la dissidence au sein des forces armées et face au développement de l’OAS, la gendarmerie demeure légaliste malgré quelques tiraillements et lutte avec efficacité contre l’action subversive de certains partisans de l’Algérie française.
11Cependant, l’on ne doit pas se méprendre sur la portée de ces images négatives du gendarme, pérennisées aujourd’hui dans certaines franges de la société et réactivées, par exemple, à l’occasion de la mort de Rémi Fraisse en 2014.
12Globalement, l’image du gendarme bonhomme et proche des habitants, apparaissant déjà dans les romans pittoresques de George Sand, se diffuse progressivement dans la majorité de la population, en particulier dans certaines régions, dès la fin du XIXe siècle. Il faut ajouter qu’à partir de 1945, remise en cause dans sa légitimité en raison de son action au service du régime de Vichy, la gendarmerie développe de multiples actions de communication en vue d’améliorer la perception de l’institution par la population. De façon très classique, l’institution produit affiches et bandes dessinées et participe à de nombreuses manifestations de prestige. Les multiples missions de sauvetage en milieu difficile et d’assistance aux populations en détresse sont, en particulier, au cœur des messages délivrés par l’institution à partir des années 1950. Plus récemment, la gendarmerie a collaboré étroitement à la réalisation d’un film valorisant l’action du GIGN aboutissant à la libération des otages sur l’aéroport de Marignane en 1994. La série télévisée Une femme d’honneur, diffusée de 1996 à 2003 et qui rencontra un succès durable, a permis à la gendarmerie de valoriser à la fois ses missions et son savoir-faire en matière de police judiciaire et la féminisation progressive – quoique tardive – de l’arme.
13Les copieuses annexes de l’ouvrage en font un véritable instrument de travail. À titre d’exemples, on citera l’organigramme complexe du corps sous Vichy ou – information inédite – les effectifs et les proportions de ses grandes composantes à plusieurs dates-clés entre le début du XIXe siècle et les années 2010. La chronologie, à partir du XIVe siècle, est complétée par une chronique détaillée des principaux événements concernant les missions, notamment en matière de sécurité publique, et les personnels de l’arme. Enfin, une bibliographie commentée de cent quarante titres permet au lecteur, novice ou non, de repérer des pistes d’information complémentaires. Elle donne également un bel aperçu de la richesse, mais aussi des creux, de cet objet en construction qu’est l’historiographie de la gendarmerie et des gendarmes. On l’aura compris : le format – livre de poche – renvoie davantage à un souci d’accessibilité qu’à un manque d’ambition intellectuelle et éditoriale, et ce n’est pas le moindre des mérites de cette Histoire des gendarmes que de proposer à un large public une vision renouvelée du destin de ces militaires particuliers, à l’interface entre l’État et la société.Haut de page
Auteur
Simon Catros
Simon Catros, professeur agrégé, enseigne l’histoire et la géographie à l’ESPE de Paris (université Paris-Sorbonne). Il est docteur en histoire de l’Europe et des relations internationales et membre associé de l’UMR SIRICE (8138)
Référence électronique :
Simon Catros, « Jean-Noël Luc (dir.), Histoire des gendarmes, de la maréchaussée à nos jours », Criminocorpus [En ligne], 2017, mis en ligne le 29 septembre 2017, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://criminocorpus.revues.org/3578